Peut-on se fier à la communication non verbale en entrevue ?

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J’ai rencontré Vincent Denault il y a quelques années grâce au blog FacteurH où nous collaborions tous les deux. Passionné, parcours passionnant, j’ai tout de suite eu plein de questions à lui poser. Vincent est spécialisé dans la communication non verbale, un sujet qui m’affectionne particulièrement lorsqu’il est question d’évaluation de candidats. 

En effet, nous sommes confrontés à une foule d’idées reçues en matière d’interprétation des gestes lors d’entrevues. Même que je commence à voir des formations pour recruteurs afin de les outiller pour « décoder » le non-verbal. Pourtant, les interprétations véhiculées peuvent être pleines de mythes et de préjugés, et n’avoir aucun fondement scientifique. Des stéréotypes de télésérie du genre « Lie to me » et d’ouvrages de psycho pop se retrouvent à portée de main, des stéréotypes pouvant avoir d’importants impacts sur nos décisions. 
Mais je vais laisser Vincent nous en parler davantage :

Vincent, peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?

Merci Sandrine pour l’invitation. Je suis chercheur postdoctoral au Département de psychopédagogie et de psychologie du counseling de l’Université McGill. Avant McGill, j’ai fait un doctorat en communication à l’Université de Montréal, et un maîtrise en droit à l’Université du Québec à Montréal. J’ai aussi travaillé comme avocat plaideur. Mes projets de recherche portent principalement sur des enjeux liés au comportement non verbal, ainsi qu’à la crédibilité et à la tromperie dans le système de justice. Hormis la recherche, j’enseigne à différentes universités, comme chargé de cours, sur des sujets connexes à mes projets. Je travaille également comme coroner depuis quelques années. J’ai donc un pied dans le milieu académique, et un pied dans le milieu professionnel. Mais pour les fins de cet échange, je mets mon chapeau de chercheur!

Peux-tu nous poser le contexte de tes recherches sur le non-verbal ?

Il y a une dizaine d’années, j’ai payé des milliers de dollars pour suivre plusieurs formations pour « décoder » le non-verbal. Mais lentement, je me suis rendu compte que mes apprentissages n’avaient aucune valeur. J’ai décidé d’effectuer un retour à l’université afin de satisfaire mon intérêt pour le sujet, mais cette fois-ci, en me basant sur les connaissances révisées par les pairs, développées par une communauté internationale de chercheurs. Par la force des choses, je me suis intéressé à l’influence, lors de procès, des croyances semblables à celles que j’avais fait miennes dans le passé, des croyances non fondées, démontrées fausses et pseudoscientifiques. Par exemple, lorsque des témoins s’expriment au tribunal, que leurs propos sont contradictoires, quels sont les facteurs déterminant qu’une version soit privilégiée plutôt qu’une autre? Même si cela peut sembler étonnant, un peu partout dans le monde, des croyances non fondées, démontrées fausses et pseudoscientifiques sur la nature humaine (p. ex., une victime devrait agir de telle façon, dire telle chose, se rappeler de tel détail) sont utilisées par les juges et les jurés, et déterminent l’issue de procès qui, parfois, peuvent jouer sur la vie ou la mort d’individus.

Je te l'ai déjà dit, ton sujet vient me chercher ;) Tu t'en doutes, dans un contexte de recrutement, et surtout en entrevue, nous nous basons autant, sinon plus, sur le non-verbal que sur ce qui est dit. Qu'en penses-tu ?

Le comportement non verbal joue un rôle très important au quotidien. Toutefois, son appréciation, telle que régulièrement véhiculée auprès du grand public, relève de la pensée magique.Des croyances non fondées, démontrées fausses et pseudoscientifiques sont diffusées à grande échelle. Le problème de ces croyances, c’est qu’elles peuvent avoir d’importantes conséquences. Prenons l’exemple de la détection du mensonge. Lorsque des praticiens croient que le comportement non verbal peut faire l’objet d’une « lecture » tel que les mots d’un livre, alors que la recherche montre, de façon convaincante, que tel n’est pas le cas, non seulement leur processus de prise de décision peut être faussée, mais en plus, les praticiens peuvent négliger d’autres éléments qui, autrement, auraient pu les aider. Pire encore. Si les praticiens n’obtiennent aucune rétroaction à la suite de leurs décisions erronées, s’ils croient avoir raison, ils pourraient utiliser des croyances non fondées, démontrées fausses et pseudoscientifiques tout au long de leur carrière, sans aucune opposition.

Quand nous faisons des entrevues en comité, il y a souvent un des intervenants qui saute très rapidement aux conclusions, et qui avance des idées reçues sur les gestes des candidats. Ce sont des idées parfois ancrées. Je ne jette pas la pierre, parce que j'ai moi-même déjà pensé que les candidats aux bras croisés étaient fermés... Comment argumenter avec ces personnes ? 

Avant tout, il m’apparait important de le souligner. Les personnes ayant des croyances non fondées, démontrées fausses et pseudoscientifiques sur le comportement non verbal sont sans doute, pour la plupart, de bonne foi. Mais bonne foi n’est pas synonyme de bonne pratique. Maintenant, comment argumenter avec des personnes ayant de telles croyances? Je l’ignore. D’ailleurs, est-il approprié de le faire? Parce que de telles croyances, lorsqu’elles font partie intégrante du raisonnement des personnes qui en sont partisans, elles font partie, en quelque sorte de leur identité. Par conséquent, le simple fait de questionner de telles croyances peut représenter, pour eux, une attaque à leur identité. Il m’apparait important d’écouter les différents points de vue, quoique je me questionne sur la pertinence de tenter d’engager le dialogue avec des individus qui, peu importe les arguments, peu importe l’état de la science, maintiendront leur position. Un dialogue, après tout, nécessite une certaine ouverture. 

Par curiosité, est-ce qu'il y a un moyen scientifiquement prouvé d'évaluer les dires de quelqu'un par son comportement non verbal ?

Que veut-on dire par « évaluer »? Parce que s’il est question de déterminer la véracité de propos d’un individu, la recherche montre qu’il y a aucun indicateur verbal, non verbal, ou vocal, présent chez tous les menteurs et absent chez tous les individus qui disent la vérité. Il n’y a pas d’indicateur similaire au nez de Pinocchio. Il en est de même pour les combinaisons de comportements non verbaux. En effet, il n’est pas rare de lire ou d’entendre qu’il faut se fier à l’observation de plusieurs gestes afin de tirer des conclusions. Le problème, plutôt majeur, est qu’il ne suffit pas d’observer plusieurs gestes. Si les gestes observés n’ont aucune valeur, les combinaisons, et les conclusions qui en sont tirées n’auront pas plus de valeur.

De quelle façon peut-on alors valider si un candidat nous dit la vérité ou pas ?

À l’heure actuelle, en contexte d’interaction face-à-face, la recherche montre que la détection du mensonge, tel que présentée à la télévision, donc par l’observation uniquement, est une tâche très difficile. La plupart des gens ne sont pas vraiment meilleurs que le hasard. Plutôt que de tenter de « détecter » le mensonge, la recherche montre l’importance de créer des conditions dans lesquelles les individus auront envie de dire la vérité, dans lesquelles ils ne se sentiront pas jugés. Donc, plutôt que d’observer le comportement non verbal d’autrui, les praticiens doivent plutôt être sensible à leur propre comportement non verbal afin d’établir un lien de confiance, pour obtenir plus d’information d’autrui, mais aussi, et peut-être surtout, de l’information de qualité, laquelle peut ensuite faire l’objet de vérification.

Nos décisions sont, si je comprends bien, influencés en grande partie sur des biais cognitifs. Comment en être conscient et les éviter, le plus possible, afin de prendre de meilleures décisions ?

Il n’y a pas de réponse simple à un problème aussi complexe que l’influence des biais cognitifs. Sans doute qu’un point de départ est d’éduquer les praticiens à leur existence, et à leur influence sur leur processus de prise de décision. Néanmoins, puisque leur influence est insidieuse, et que la reconnaissance de leur existence peut questionner des pratiques qui étaient tenues pour acquises par les praticiens, la portée de la sensibilisation aux biais cognitifs soulève des questions. Un des véritables problèmes, à mon avis, est que ces enjeux ne soient pas abordés sur les bancs d’école, lorsque les praticiens sont formés, initialement. Parce que croire que quelques formations de quelques heures permettront, du jour au lendemain, de réduire la portée des biais cognitifs, auprès de praticiens qui travaillent de la même façon depuis des années, relève là aussi, de la pensée magique.

Depuis quelques années, on voit apparaître sur le marché des outils pour passer des entrevues asynchrones qui analysent le non-verbal des candidats. Qu'en penses-tu? 

Jusqu'à tout récemment, j'ignorais l'existence de ces outils. À l'heure actuelle, j'ai donc beaucoup plus de questions que je n'ai de réponses. D'autant plus que le milieu des ressources humaines, comme celui des forces de l'ordre, par exemple, semble très réceptif aux idées reçues sur le comportement non verbal. Le travail des praticiens serait, en effet, facilité si des technologies leur permettaient de savoir ce que les autres pensent mais ne disent pas. Mais sur le sujet, la capacité des humains, et des technologies est parfois, voire souvent surestimée. Malheureusement, à défaut de savoir quelles questions poser, et comment évaluer les réponses, les praticiens peuvent être facilement séduits par des affirmations extraordinaires qui, en réalité, n'ont aucune preuve à la hauteur. Est-ce que des technologies peuvent aider au recrutement? Évidemment. Mais elles ont des limites qui, parfois, semblent ignorées tant par les praticiens que par ceux qui en font la promotion. Parce que malgré leur grande compétence professionnelle, ils n'ont pas, faute de temps, les connaissances scientifiques sur lesquelles sont basées, ou ne sont pas sont pas basées ces technologies.


Non, nous ne sommes pas des détecteurs de mensonges. Par contre, nous pouvons favoriser un contexte où le candidat aura envie de nous dire la vérité. Nous ne pouvons pas utiliser le non-verbal pour « détecter » les impostures. Et c’est justement là qu’entrent nos stéréotypes et préjugés qui nous amènent à voir… ce que nous avons envie de voir. 
Et vous, le non-verbal ? Ça vous « parle » ? Qu'en pensez-vous ?

Un grand merci à Vincent pour son temps et ses explications. J'ai coupé court, j'aurais échangé avec lui des heures durant sur le sujet...

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